mercredi 2 mars 2016

Touhami Rachid Raffa: Aberrations urbaines et pauvreté toponymique A Souk-Ahras Taghaste


Retour au bled 
Après de longues années d’absence, les retrouvailles de quelques amis d’enfance nous ont instinctivement conduits en petit groupe hors de la ville, sur les chemins que nous parcourions souvent aux alentours, après la levée des barrages-barbelés et du couvre-feu qui avaient sévi jusqu’à l’indépendance du pays, à l’été 1962, et qui étouffaient nos horizons déjà réduits par les malheurs de la guerre. Tous les espoirs étaient permis à la libération et nous pouvions, en ce début d’adolescence, aspirer à connaître notre vaste pays et d’abord notre région demeurée longtemps inaccessible. Au-delà de Thagaste, les mythiques sites de Khemissa et de Madaure étaient donc bien réels, comme le mausolée d’ancêtres gisant dans un lieu consacré aux Sept Dormants(1). 

Aberrations urbaines et pauvreté toponymique
Un quart de siècle plus tard, la surprise est grande : les alentours verdoyants ont accueilli, bien malgré eux, l’extension bétonnée de quartiers à l’époque limitrophes, l’étalement urbain défiant les règles de l’urbanisme et de l’harmonie architecturale par une série de «cités» sans finition et d’une triste uniformité…
A l’exception d’un tout nouveau stade, bien entendu inachevé, comme de nombreux chantiers qui semblent relever plus de plans quinquennaux renouvelables que de délais (dé)raisonnables de livraison. Si rien n’était fait, ledit stade pourrait à la longue venir enrichir les ruines romaines et byzantines déjà nombreuses dans la région… Bien entendu avec, en prime, pillage, recyclage et pratiques séculaires. Ces cités sans âme, émergeant de terres autrefois agricoles, ne bénéficient que d’infrastructures limitées. Elles portent souvent des noms imposés par l’usage populaire : nom de l’entrepreneur en construction ou sa nationalité s’il est étranger… A moins que les pouvoirs publics ne les gratifient, comme plusieurs stades d’ailleurs, de chiffres : dates historiques – sans la moindre explication pour de jeunes générations acculturées – ou nombre de logements (cités «Les Hongrois», des «130-Logements», du «8-Mai- 1945 ; stades du «5-Juillet», du «20- Août»…). Il en est ainsi également du nom des rues(2).
Une sorte de réflexe amnésique s’abat inexorablement sur un héritage pourtant si riche, oubli en phase avec une anarchie urbaine déshumanisée et rongeant des terres fertiles, des plages et des forêts. La crise du logement (sera-t-elle jamais résolue?) a bon dos et l’octroi d’un toit, même sans finitions et dans un environnement accablant, résonne comme l’aboutissement très gratifiant d’un long parcours du combattant, ce qui ne laisse nulle place aux préoccupations d’aménagement urbain, d’espaces verts, d’esthétique, de convivialité. Quant au respect et à l’entretien des biens communs, il y a longtemps qu’ils ont été évacués de la pensée même de «l’homme nouveau» que les trois «révolutions» (agraire, industrielle et culturelle) devaient propulser dans une modernité pleine de promesses(3).

Occultation de la richesse patrimoniale 
Pourquoi cultiver ainsi une mémoire atrophiée, dépourvue de profondeur culturelle pour entretenir l’injure de «peuple sans mémoire, sans Histoire» ? Pourtant, on n’a qu’à puiser dans un patrimoine immense, très peu défriché, pour trouver des noms d’aïeux des plus célèbres ! Dire que saint Augustin est né ici-même à Thagaste/Souk-Ahras, à proximité de Madaure/M’daourouch et de Thubursicu Nimidarum/Khemissa, patries respectives d’Apulée et de Takfarinas. On a beau chercher à travers le pays les noms des célèbres rois-aguellids, de la reine Tin-Hinan, des chefs hanenchas(4) de la région, dont les illustres Bouaziz Ben Nacer et sa fille Euldjia, héroïne de la résistance contre la Régence turque et les excès du Beylicat de Constantine. Et des dirigeants hanachis déportés en Nouvelle-Calédonie : Rezgui, Hasnaoui et d’autres qui allaient y côtoyer des compatriotes de tout le pays ainsi que des Communards bannis dont la célèbre Louise Michel. Pour l’instant, saint Augustin est confiné à un vieux lycée de Annaba (Bône/Hippone). Le nom du saint patron de la ville de Souk-Ahras, Sidi Messaoud, se limite à une vieille «cité» et à son mausolée, situé en contre-bas de sa Kodia (colline) sur laquelle trône encore l’immense olivier de saint Augustin.
L’Algérie persiste à occulter des pans entiers de son passé dans l’enseignement comme dans le tissu urbain et les lieux publics. Ainsi le nom de Messali Hadj, le père fondateur du nationalisme algérien moderne, a pu être donné seulement à l’aéroport de Tlemcen, sa ville natale, bien après son décès en exil… sans avoir eu droit à des funérailles d’Etat. L’immense Ibn Khaldoun n’est pas sorti d’une salle de spectacle d’Alger. Quant à Rostom, Yaghmourassen et les Ketama, il est inutile de les chercher ailleurs que dans la mémoire d’une minorité d’Algériens et de publications historiques(4).

Des noms évocateurs sur un tissu urbain aberrant ?

La richesse du patrimoine et de la culture n’arrive cependant pas à éliminer le malaise et le sentiment de réserve qui en découlent. En effet, un scrupule légitime nous pousse à reconnaître que les personnages historiques dont nous pouvons être fiers méritent bien mieux que le désastre urbain, la laideur, la saleté et la promiscuité qui gangrènent inexorablement l’Algérie et ses villes, ses villages jadis si beaux, ses riches plaines, ses vallées, ses rivages éblouissants, le sable fin de ses oueds et de ses plages, ses forêts et son patrimoine naturel et archéologique.
La promenade entre amis se poursuit, chargée de nostalgie… L’aérodrome, dont quelques morceaux de carcasses de petits avions subsistent sur ce qui reste de tarmac, n’existe plus. Les bâtiments de la ferme Isidore sont encore debout, même si le colon avait quitté le pays en 1962. Ils sont désormais occupés par plusieurs familles (au sens large). La route qui mène à Tifech (ex-Tipaza parmi plusieurs autres dans l’Afrique romaine) s’ouvre devant nous. Grand savant resté relativement inconnu, Ahmed Ibn Yusuf Al-Tifâchi, est né en 1184 à Tifech (mort au Caire) : juriste, poète, anthologue, hygiéniste, musicologue, géologue, astronome, voyageur averti et même…sexologue ! (5) 

Isidore
Ces pérégrinations dans le passé sont interrompues par un cycliste fatigué de n’avoir pas trouvé son chemin. Les amis lui indiquent la direction à suivre, insistant sur le fait que le lieu recherché était tout près, du côté des «Zouadria». Après son départ, je me suis mis à passer en revue le nom des tribus anciennes de la région, sans y trouver les «Zouadria» ; serait-ce un clan, fraction d’une tribu, «firqa» ? Mon interrogation allait soulever un concert de rires, suivi des explications suivantes : à l’indépendance, les bâtiments de la ferme d’Isidore («Firmet Zidoure») ont été occupés par des familles de paysans fuyant les gourbis. Déclarée «bien vacant», la propriété agricole a été nationalisée et soumise au statut coopératif des comités de gestion. Depuis, avec la démographie galopante, les occupants de plus en plus nombreux de Firmet Zidoure ont fini par être désignés sous l’appellation de «Zouadria», en fait «Isidoriens !?! Ainsi est née cette nouvelle tribu arabo-berbéro-musulmane, à la fin du XXe siècle, issue d’un «ancêtre» du nom d’Isidore, du grec Isídôros qui signifie rien de moins que «cadeau d'Isis» !!! Ce qui place la lignée généalogique à la croisée des mythologies égyptienne et grecque, perpétuée jusqu’à l’aïeul, éponyme bien malgré lui, Européen-catholique-Pied-Noir!
Ce mythe fondateur moderne ne vaut-il pas celui, antique, de Romulus et Remus… ? Une tribu moderne est née et voilà démentie la croyance générale reléguant la genèse de tribus à un passé révolu.

Tribu, tribalisme, tribulations
Le nationalisme algérien moderne et la guerre de Libération avaient servi de base à la construction d’une unité nationale, transcendant les particularismes et antagonismes tribaux («Siba») et régionaux, autour d’un idéal commun d’émancipation. Force est de constater que cet élan unificateur de la nation algérienne résiste bien mal à la repousse des racines anciennes du «ben-âmisme» (6), du tribalisme et du régionalisme, dans ce qu’ils ont de plus néfaste ! Pouvait-il en être autrement après 132 ans de colonisation de peuplement qui ont annihilé l’évolution «normale» des tribus d’Algérie dès 1830 ? N’empêche que peu est fait pour contrer les affres de «l’Algérie des cousins» et des clans… dont tout le monde se plaint et dont beaucoup profitent, certains en prédateurs ! Mais c’est là une autre histoire par rapport aux Zouadria sur lesquels des chercheurs devraient se pencher sur le long terme, tout en étant à l’écoute de l’émergence d’éventuelles tribus, classiques ou tout à fait nouvelles, voire virtuelles et déterritorialisées, comme les réseaux dits sociaux… Naissance, lignée et terroir validaient l’appartenance tribale alors que, de nos jours, l’inclusion auxdits réseaux est non seulement volontaire, mais aussi non définitive… Il suffit de changer d’«amis» pour se réinsérer ailleurs ! Décidément, on n’a plus les tribus d’antan. Rêvons toutefois à l’émergence du «village global» si longtemps annoncé, encore virtuel, démenti sans cesse par des murs, des migrations contrariées, des nationalismes exacerbés, des guerres ouvertes ou larvées, un monde d’hommes opposés le plus souvent à un univers de sous-hommes.
T. R. R. Québec, 21 janvier 2016
Paru dans le Soir d'Algérie

1) La légende des Sept Dormants d’Éphèse incarne la croyance en un miracle, commune au christianisme et à l’islam. Plusieurs lieux commémoratifs y ont été consacrés autour du bassin méditerranéen. Ledit miracle de la résurrection est évoqué dans le chapitre coranique des «Gens de la caverne». On doit beaucoup au grand Louis Massignon d’avoir remis à jour le souvenir et le pèlerinage aux Sept Dormants.
2) Dates déterminantes et d’un poids historique considérable qui mériteraient commémorations sur place et plaques commémoratives explicites, dans un souci pédagogique et de consolidation de la mémoire collective.
3) Le président Boumediène tenait à faire aboutir à tout prix ses 3 révolutions devant permettre l’avènement d’un «homme nouveau»… 3 désastres et des Algériens nouveaux sans civisme et au patriotisme fortement émoussé.
4) Le Persan Rostom a fondé un Etat kharéjite dans l’Ouest algérien ; les descendants de la population de la principauté rostémique sont les Berbères ibadites du M’zab ou Mozabites.
La tribu des Ketama de Petite Kabylie (Nord-Constantinois), après avoir adhéré au chiisme ismaélien, a été à l’origine de la fondation de l’Empire fatimide.
5) Ahmed Al-Tifâshi avait osé s’exprimer ouvertement – par écrit au XIIIe siècle ! – sur les relations sexuelles, y compris de nature homosexuelle, et ce, sans être crucifié par les clercs de son temps, contrairement à la période contemporaine marquée par une morale religieuse puritaine étouffante, un ritualisme sclérosant, des tabous, l’obsession de la femme et la détresse sexuelle de millions de jeunes, le tout pouvant cristalliser une propension à la violence… Au nom de Dieu !?!
(6) Le «ben-âmisme» : népotisme et favoritisme à l'égard des parents (cousins) et membres du clan. On parle alors de «l’Algérie des cousins».

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